Dans le billet précédent, traitant du problème des justifications trop longues, je présentais trois solutions pour tenter d’y remédier :
- opter pour un autre empagement ;
- choisir une autre police d’écriture qui chasserait davantage (aux caractères plus larges que ceux de la police initialement envisagée) ;
- augmenter d’un point la force de corps du texte courant lorsque cela peut s’envisager.
N’étant pas mutuellement exclusives, ces trois solutions peuvent bien entendu se combiner. Il en existe d’autres au niveau de la microtypographie, qui seront présentées ultérieurement. Au niveau macrotypographique, nous allons en voir ici une quatrième.
J’évoquais à la fin du billet précédent les livres pour enfants. Ancien libraire, j’ai vu passer de magnifiques éditions illustrées en très grand format de classiques littéraires, tantôt abrégés, tantôt dans le texte intégral (pour les romans courts ou les nouvelles). Enfin, magnifiques, pas toutes, hélas… Certaines se trouvaient en effet tristement gâchées par une justification bien trop longue, avec des lignes de 110 à 130 caractères !
La solution était pourtant simple à mettre en œuvre, que naguère encore la plupart des adultes occidentaux avaient quotidiennement sous les yeux : composer le texte en deux colonnes — à croire que certains maquettistes n’ont jamais ouvert un journal de leur vie, ignorent que le premier vrai livre imprimé par Gutenberg, la Bible, était déjà composé en deux colonnes, ou alors ne se sont jamais demandé pourquoi…
Exemplaire de la B42 de Rendsburg. Photo de Veronika Janssen, licence Creative Commons BY-SA 3.0.
Deux colonnes pour mieux lire
Avec deux colonnes, la justification initiale est divisée par un peu plus de deux, car il faut prendre en compte l’espace blanc vertical séparant les deux colonnes, la gouttière (autrefois également appelée colombelle) : dans la Bible à 42 lignes de Gutenberg, la gouttière mesurait près de la moitié du grand fond (soit presque un petit fond) ; de nos jours, elle est généralement plus modeste, mais, au minimum, d’un cadratin (la force de corps du texte courant, par exemple 11 pt pour un texte composé en 11 pt) : plus les colonnes sont larges, plus il conviendra d’agrandir la gouttière, idéalement en recourant à des proportions claires du grand fond (comme un cinquième, ou un quart, bien qu’il n’y ait, semble-t-il, pas vraiment de règle en la matière).
Mettons que la justification d’une composition en une seule colonne soit de 120 caractères. Pour une composition en deux colonnes, la justification sera alors de 56 à 58 caractères, offrant des lignes agréables à lire.
Bien sûr, une composition en deux colonnes ne concernera que très exceptionnellement les récits ou les essais. C’est pourtant celle que j’ai adoptée en concevant la maquette des Lufthunger Pulp, tirant mon inspiration des pulps Astounding Science-Fiction des années 1950.
Double page du Lufthunger Pulp no 2. — Composition en deux colonnes.
Cette maquette économique permet de réduire les marges à l’extrême en vue de faire rentrer dans chaque page un maximum de texte, sans sacrifier pour autant le confort de lecture. Sauf à opter pour un empagement très luxueux, la composition en colonnes s’impose pour les formats comme le A4, voire plus grands. Voici un exemple de composition en deux colonnes au format A4 dans le canon des ateliers, pour la collection « Nénufar Bac ».
Édition A4 des Fausses Confidences, coll. « Nénufar Bac ». — Composition en deux colonnes.
Et quand rien ne marche…
Il existe malheureusement des cas désespérés. Si l’on souhaite conserver une qualité typographique d’ensemble satisfaisante, la justification d’une colonne ne devrait pas descendre en deçà de 42-43 caractères — partant du principe qu’il est exclu, dans un récit ou un essai, de reformuler le texte afin de remédier aux multiples accidents typographiques dont il sera bientôt question sur ce blogue.
Voilà qui donc implique une justification initiale du bloc de texte d’au moins 88 caractères. Si tel n’est pas le cas, avec une justification comprise entre 70 et 87 caractères, non seulement la composition en colonnes est exclue, mais il n’est pas certain que l’augmentation de la force de corps de 1 pt, même combinée à un changement de police, suffise à régler le problème. Il faudra alors impérativement revoir l’empagement, voire reconsidérer le choix du format.
Encore convient-il dans bien des cas de tenir compte des contraintes de fabrication : nombre maximum de pages, total de pages multiple de 4 ou de 8 (voire de 16 ou de 32). Mais laissons là ces questions déprimantes, qui plus d’une fois auront contraint tout maquettiste à renoncer au magnifique projet de livre qu’il avait en tête pour commencer.
Le prochain billet traitera du dernier aspect essentiel concernant le texte courant en matière de macrotypographie : l’interlignage.
Réussir une mise en page. — Justification : un point essentiel (2)