Après le choix du format et d’un empagement, encore faut-il s’assurer qu’il en résulte une justification adéquate. Comme quelques autres termes, le mot justification a plusieurs sens en typographie : il s’agit ici de la longueur d’une ligne pleine. D’ordinaire, dans un roman ou un essai, cette longueur est égale à la largeur du bloc de texte, elle-même le plus souvent égale à la largeur du rectangle d’empagement. Si dans bien des cas justification, largeur du bloc de texte, largeur du rectangle d’empagement se confondent, ces termes ne sont pas pour autant synonymes, mais n’anticipons pas…
Plutôt qu’en unités traditionnelles comme le millimètre ou le point, la justification se mesurera plus utilement en nombre moyen de caractères (incluant les espaces). Pourquoi une moyenne ? Parce que, dans la plupart des polices d’écriture, les caractères possèdent des largeurs variables. On parle ici de chasse (avec le verbe associé chasser). Un I chasse plus qu’une virgule, mais beaucoup moins qu’un M, par exemple, lettre dont la chasse est également supérieure à celle d’un O : deux lignes pleines consécutives ne comportent donc pas forcément le même nombre de caractères.
La justification est la longueur d’une ligne pleine comme celle mise en évidence en rouge.
Dans l’exemple ci-dessus, la ligne composée en rouge comporte 47 caractères ; la ligne précédente, 51 ; la suivante, 48. La justification de cette édition PDF à l’empagement luxueux de Les dieux ont soif d’Anatole France est de 50 caractères (J50, 50 caractères par ligne en moyenne).
Pourquoi la justification est-elle si importante ?
La justification est un facteur important de lisibilité pour ce que l’on appelle « le texte courant » (qui court de page en page) : votre texte.
Plus les lignes sont longues, plus elles requièrent du lecteur de la concentration, en raison de l’amplitude accrue des balayages oculaires. Il est alors notamment plus difficile de trouver la ligne suivante, ce qui augmente le risque de sauter une ligne ou de revenir au début de la même ligne.
Ainsi, les articles de journaux (souvent lus rapidement, de manière superficielle ou même en diagonale) présentent des lignes nettement plus courtes que celles d’un roman, elles-mêmes sensiblement plus courtes, en moyenne, que celles d’un essai. C’est dans les ouvrages techniques et la documentation que l’on trouvera d’ordinaire les lignes les plus longues. En somme, plus la lecture est réputée requérir l’attention du lecteur, plus les lignes peuvent se permettre d’être longues.
Pour un roman avec un empagement courant, la justification est souvent comprise entre 55 et 62 caractères ; même dans un grand format, elle devrait idéalement demeurer en deçà de 70 caractères.
Pour un essai, la justification est souvent comprise entre 60 et 66 caractères. Elle ne devrait pas dépasser 75 caractères.
Ces valeurs sont données à titre indicatif. En pratique, la police d’écriture retenue, le format du livre, les marges peuvent également influencer la perception subjective de la longueur des lignes.
Résoudre un problème de justification
Dans la mise en page d’un roman ou d’un essai, sauf à opter pour un très petit format, on ne risque guère d’être confronté à un problème de lignes trop courtes ; à l’inverse, surtout en cas d’empagement défectueux ou inadapté, on pourrait bien souvent avoir affaire à des lignes trop longues.
La première solution évidente est de revoir les dimensions des marges, donc d’opter pour une autre méthode d’empagement (il ne s’agit pas, bien sûr, de faire n’importe quoi en modifiant simplement une ou deux marges).
Une autre piste à explorer tient au choix de la police d’écriture. Certaines chassent plus, voire beaucoup plus, que d’autres. Pour prendre un exemple extrême, une justification de 66 caractères en EB Garamond 11 pt devient en Monotype Walbaum Regular 11 pt une justification de… 50 caractères seulement !
Composition en EB Garamond 11 pt, J66.
Contrairement aux apparences, la fonte de la composition suivante est bien de 11 points. Normalement, tous les caractères d’une fonte donnée s’inscrivent dans un rectangle de même hauteur. On désigne cette dernière par les mots corps ou force de corps. Pourquoi deux fontes de même corps comme l’EB Garamond et le Monotype Walbaum peuvent-elles ainsi sembler de tailles très différentes ?
Tiré du Manuel complet de typographie de James Felici, l’exemple suivant commencera par en donner une idée : pour une même force de corps (la hauteur de chacun des rectangles, donc), non seulement le dessin d’un même caractère peut varier en taille d’une fonte à l’autre, mais également la position de la ligne imaginaire sur laquelle reposent tous les caractères de la fonte, appelée ligne de pied ou ligne de base.
Exemple de James Felici. — Un même corps, quatre A de quatre fontes différentes.
Composition en Monotype Walbaum 11 pt, J50.
Sans qu’ait été modifiée la largeur du bloc de texte, cette deuxième composition montre donc qu’en optant simplement pour une autre police d’écriture, il est parfois possible de passer d’une justification un peu longue à une justification assez courte ! On s’en doute, le changement est rarement aussi radical ; de façon générale, on peut tout de même espérer gagner facilement 3 à 6 caractères par ligne juste en changeant de police, éventuellement pour une autre similaire : si l’on remplace l’EB Garamond par le Garamond Libre, la justification passe ainsi de 66 à 62 caractères.
Composition en Garamond Libre 11 pt, J62.
Lorsqu’il n’est pas envisageable de changer de police, quelle qu’en soit la raison, une troisième possibilité consiste à augmenter la force de corps.
S’agissant de la composition précédente en EB Garamond 11 pt, si on augmente la force de corps de cette police pour la faire passer à 12 pt, sans toucher à la largeur du bloc de texte, la justification est désormais de 62 caractères, comme avec le Garamond Libre 11 pt.
Composition en EB Garamond 12 pt, J62.
Cette solution n’est pas toujours envisageable : par exemple, si votre police est déjà en 12 pt. Tout dépendra en fait de la police utilisée, mais, dans bien des cas, à 13 pt et a fortiori au-delà, votre ouvrage se met à ressembler à un livre pour enfants ou pour lecteurs souffrant de problèmes de vue (éditions en grands caractères). Est-ce bien ce que vous voulez ?
Le prochain billet traitera d’une autre manière de remédier aux justifications trop longues, réservée aux grands formats ou aux mises en page économiques. Si cette solution trouve rarement d’application dans le cas des romans ou essais ordinaires, elle n’en est pas moins intéressante à connaître pour tous ceux qui envisageraient tel ou tel format exotique.
Réussir une mise en page. — Justification : un point essentiel (1)